Dans les récentes années, j’ai souvent abordé ma passion pour les enregistrements québécois sous formes de pressages privés, ces précieux et parfois anondins témoignages sur vinyl qu’on abordera la plupart du temps de biais, avec une quelconque méfiance. Rarement de front. On s’y intéresse généralement après avoir écumé les noms les plus réputés d’un style, en y comblant les références les plus obscures, essentielles aux oreilles du complétiste. Leur singulière beauté peut aisément être ignorée à la première écoute, mais saura s’installer confortablement dans votre psyché par ses risques stylistiques, ses textes marginaux et ses expérimentations approximatives. Un de plus de Marc Lebel s’impose certainement comme l’un de ces pressages les plus réussis. Je pousserais même la note en soulignant qu’il contient fort probablement un des premiers exemples de folk-punk québécois, rien de moins! Publié timidement sur étiquette Escales, une sous-division des disques RM (Radio-Marie) basés à Cap-de-la-Madeleine, cet album demeure l’un des témoignages politiquement engagés les plus vitrioliques de son époque. Parallèlement aux albums concept Des gens comme vous et moi ou Le Troisième Seuil d’Agapè, ce rarissime long jeu s’inscrit dans ce que je me plaisais à décrire comme “la Sainte-Trinité des pressages privés québécois”. Suivant un printemps de grands remous, j’ai récemment repris contact avec le chansonnier originaire de Notre-Dame-du-Lac dans le Bas St-Laurent qui a généreusement ouvert sa boîte à souvenirs…
S.D. Votre nom apparaît pour la première fois dans différents projets du GAP. Avez-vous été membre d’autres formations musicales avant?
M.L. Non, le seul groupe dont j’ai fait partie, c’est celui pour le spectacle La fin des temps, avec René Dupéré.
S.D. Comment vous êtes-vous associé au GAP (Groupe d’Animation Pastorale) ?
M.L. À cette époque, l’audio-visuel entrait progressivement dans les classes avec la pastorale. Le Studio RM (Radio-Marie était opéré par des pères Oblats de Marie Immaculée) près de la cathédrale du Cap-de-la-Madeleine travaillait dans cette optique. Pour faire une histoire courte, à l’hiver 1970, je me retrouve enseignant de français en secondaire 3, à la polyvalente d’Ancienne-Lorette, en banlieue de Québec. Rapidement, René Dupéré, qui y enseignait la musique, devient un de mes amis. Il travaillait déjà avec le Studio RM et faisait de la musique pour leurs diaporamas.
S.D. André Dumont mentionnait justement que le groupe utilisait les productions musicales dans des ateliers scolaires de catéchèse en les jumelant à des projections de diapositives. Pourriez-vous décrire les activités du GAP ?
M.L. Non, pas vraiment. Mais je sais qu’à cette époque, la catéchèse prenait beaucoup de place dans les écoles. C‘était à la suite de Vatican II. Mais, je n’ai pas fait partie du GAP, je n’en connais pas plus que cela sur ses origines, ses orientations, ses réalisations et ses résultats.
S.D. Comment en êtes-vous alors venu à travailler avec eux?
M.L. Durant l’hiver 70, à la polyvalente de l’Ancienne-Lorette, nous vient l’idée, à René et moi, de monter un spectacle avec de nos étudiants : Gilles “Maxell” Bergeron joue de la basse, Henri “Caniche” Robitaille écrit des textes que je mets en musique. J’apporte aussi beaucoup de mes chansons; René et moi en écrivons aussi ensemble. Le spectacle s’intitulait La fin des temps, du titre de la chanson que René et moi avions écrite pour l’occasion. Le spectacle a lieu à la fin de l’année scolaire dans l’auditorium de la polyvalente.
Entre temps, René avait parlé de notre travail au gens du GAP qui ont décidé d’en faire un disque un peu bizarre. Il comprendrait de nos chansons, mais aussi des chansons de ces personnes du GAP, dont le Père André Dumont, pilote du projet. La chanson La fin des temps serait la pièce maîtresse de ce 33 tours. Sur Le Troisième Seuil, je n’ai pas prêté ma voix à toutes mes chansons parce qu’André Dumont trouvait que je n’étais pas dans le bag au niveau du contenu. Comme si je ne savais pas ce que j’avais écrit ou que je ne chantais pas assez du nez…
Puisque que ce projet-là prenait plus de temps, on m’a proposé de réaliser un disque personnel, avec mes chansons et mes amis. On est rendu en fin été 1971. À ce moment, j’étais animateur à l’auberge de Jeunesse la Petite Bastille – l’ancienne prison des plaines d’Abraham, aujourd’hui intégrée au Musée National des Beaux arts du Québec. C’est comme cela qu’est né Un de Plus. Un de nos musiciens, Weilly Viens, était un des itinérants de la Petite Bastille. Je ne l’ai plus jamais revu par la suite.
S.D. Vos collègues René Dupéré (déjà productif chez RM) et Gilles Bergeron de Agapè sont présents sur Un de plus. L’enregistrement de votre album suit ou précède celui de Agapè ?
M.L. Gilles Bergeron est présent sur Un de plus parce qu’il était déjà musicien pour le spectacle La fin des temps. Un de plus fut enregistré en un seul samedi – one night, one shot, one take – en 1971. L’enregistrement du Troisième Seuil de Agapè s’est déroulé sur plusieurs fins de semaine. On ne faisait qu’une chanson à la fois…
S.D. Votre œuvre témoigne de préoccupations politiques et sociales évidentes qui font de vous une des voix les plus franche et directe du protest song québécois. Est-ce que vos musiciens partageaient la même fougue?
M.L. Honnêtement, je ne sais pas. René, certainement. Nous étions vraiment sur la même longueur d’ondes : plutôt de gauche et indépendantistes. Pour les autres, je l’ignore totalement.
S.D. Avez-vous eu l’occasion d’interpréter les chansons de votre album sur scène?
M.L. Oui. Le spectacle La fin des temps créé au printemps 1970 fut repris à l’automne au pavillon Marie-Victorin de l’école secondaire Rochebelle de la commission scolaire de Sainte-Foy et à l’École Normale du campus Notre-Dame-de-Foy de St-Augustin de Desmaures. On a fait aussi une représentation à l’école Beaubien de Montmagny. Dans notre spectacle, il y avait beaucoup de mes chansons qui apparaissaient sur Un de plus, sauf bien sûr, New-York et Robidoux qui étaient essentiellement des jams…
À l’époque, je devais me louer une guitare électrique. Je devais aussi louer d’autres instruments pour les musiciens. C’était toujours la misère. Tu liras qu’on a eu de la misère à Montmagny, mais la pire expérience avec la technique, ce fut au Pavillon Marie-Victorin. On jouait dans un gymnase au bout duquel il y avait une sorte de scène. Le son était tellement horrible que Gilles Bergeron est resté en coulisse pour jouer de la basse. Ça faisait dur pas à peu près.
S.D. De quelle chanson, extraite de votre album, êtes-vous toujours le plus fier?
M.L. Je crois bien que c’est Je vous salue Marie. Elle m’a value beaucoup d’éloges. Je l’ai déjà même entendu être chantée par des groupes scouts.
S.D. Avez-vous réalisé d’autres enregistrements à la suite de Un de plus? Vous mentionniez il y a quelques temps l’enregistrement d’une violente critique à l’endroit d’André Dumont intitulée « Le troisième flop ». Est-ce que cet enregistrement existe toujours?
M.L. J’ai vainement cherché cette bobine qui, hélas, est disparue. Quand nous avons reçu le disque (Agapè – Le troisième seuil ), j’en étais honteux. On avait ajouté plein de sons à notre travail en studio. C’était dégueulasse. Moi, la catéchèse, je m’en foutais pas mal. De voir aussi la pochette psychédélique, le carton jaune qui sert de livret avec un gars (Alain Dumont du groupe La 5e Dimension) qui se fait photographier dans un cadre, je trouvais ça innocent.
C’est là que j’ai écrit Le troisième flop. À ce moment là, j’étais appariteur au département des technologies de l’enseignement à Laval. J’avais accès à bien du matériel. C’est la que j’ai fait l’enregistrement sur une musique dont je me souviens de l’air mais pas du titre. C’était écoeurant…
Pour imaginer le résultat, je vous invite à redécouvrir la pièce Le troisième seuil de Agapè alors que vous lirez le texte lourdement trafiqué par Lebel. Ayoye!
L’album Un de plus (Escales; 1971)
La facture graphique minimale du recto de la pochette présente un portrait brouillon de Lise Lamontagne où, curieusement, le nom de l’artiste s’impose au détriment de celui de Lebel. L’orientation du dessin implique même qu’on insère le disque par en haut (et non sur la droite comme c’est la norme). D’une économie graphique similaire à de nombreux autres pressages privés québécois, ce détail renforce dès lors l’idée qu’il s’agit d’un album fait-main, gossé en marge de l’industrie.
Le début de la décennie 70 illustre bien les mutations culturelles qui animent le Québec depuis le début de la précédente décennie. Passés l’Osstidcho ou la Crise d’Octobre, notre révolution devenait de moins en moins tranquille… Lebel, à sa manière, chante l’évolution de notre conscience sociale, ses interrogations, ses doutes et ses désirs… sans flafla. On en voulait plus du faux-fini plastique qui gomminait autrefois les productions yéyé en province. En 1971, on cherche maintenant à dire les vrais affaires, on mise sur l’essentiel… C’est comme ça notamment avec le protest folk et force est d’admettre que Marc Lebel avait plus d’une crotte sur le coeur…
Ambition, la pièce ouvrant l’album, vous sidèrera par la pertinence de sa critique politique, son propos – outre quelques références catholiques- étant toujours aussi actuel aujourd’hui qu’il y a 41 ans!
J’ai pas envie de devenir un ministre. J’ai pas envie, c’est un job trop sinistre.
Moi, j’ai envie de devnir député. Moi j’ai envie d’être aimé dans mon comté.
J’ai pas envie qu’on vienne m’arrêter. J’ai pas envie: j’ai appris à m’la fermer.
Avouez que ces paroles résonnent toujours autant! Définitivement terre à terre, le style percutant de Lebel s’apparente en quelques sortes à celui d’autres chansonniers vitrioliques de l’époque tels Réal Barrette ou Plume Latraverse. La direction musicale de René Dupéré est brouillonne, mais néanmoins inventive; elle fait appel à quelques mesures improvisées à la trompette ajoutant sur ce titre et ailleurs sur l’album, une note solennelle aux constats dramatiques que dépeint Lebel. Désabusé devant un Québec qui recherche tant bien que mal à clamer sa souveraineté, notre poète-chansonnier en rajoute sous les barissements cuivrés qui annoncent Les éléphants. Une guitare wah-wah meuble le discours surréalistiquement lucide du chanteur avant qu’une conclusion plus rythmée et cacophonique intensifie sa prose.
On ne peut pas toujours parler pour se faire entendre.
Mais moi j’suis tanné de crier: what does Quebec want.
Les Américains se politise d’avantage alors que Lebel échange avec un allophone candidement personnifié par Weillé Viens. Leur conversation bilingue se termine intensément, en queue de poisson, au moment où notre chansonnier exaspéré lance un «Ah ben mange d’la…» avant de céder à une brève conclusion instrumentale improvisée (New-York ). Vietnam s’internationalise et remet ça avant de fusiller la société de consommation issue du rêve américain qui constraste avec les combats qui avaient lieu parallèlement en Asie. La guitare fuzzée de Gilles Bergeron écrase bientôt tout sur son passage, concluant avec fracas la face A (Chansons pour l’endroit). Du tonnerre!
S’il y a un titre de l’album qui réussi à fusionnner l’esprit critique et le venin musical du chanteur, c’est bien l’incandescant protest-rock Les balounes en face B (Chansons pour l’envers). Voilà une diatribe comme on en entend rarement au Québec! Le piano et la guitare sèche battent la mesure sur les envollées célestes d’un soliste carburant au fuzz et au wah-wah avant que la trompette ne s’y substitue: une trame d’enfer pour un propos coup d’gueule! Un intense et sèvère moment de lousse poésie, qui n’est pas sans rappeler l’intesité de Vous êtes pas tannés de crever qu’il composait parallèlement pour Agapè.
Société de consommation. Société quand tu nous tiens.
Société de sommation. Société quand tu fous rien.
Des hirondelles en plastique et des amants synthétiques.
Des éléphants en mastique et des grosses villes pleines de flics […]
Société bureaucratique. Société technologique.
Société très démocratique. Société, j’sus tanné en «côllique».
La pluie, qui ouvre la face B, semble annoncer une tengeante plus pop pour le chansonnier. Le couplage de la mandoline de Dupéré à la guitare wah accentue la référence aquatique, c’est mignon. En fait, cette fausse naiveté camoufle le regard aiguisé d’un poète aussi cynique qu’éveillé. La vengeance est douce au coeur de l’indépendantiste…
La pluie qui tombe jusqu’à terre, c’est gratis pis c’est pas cher
La pluie qui tombe jusqu’en bas, les Anglais ne l’achèteront pas.
Moi j’ai acheté mon Québec-Presse, qui fait la pluie et le beau temps.
Ça c’est à nous autres, faut pas qu’ça cesse
Parce qu’y fait chier l’gouvernement.
De l’aveu de Lebel, Robidoux était un jam vaguement improvisé par lui-même et Willie Viens lors des séances d’enregistrement. On se dit qu’à errer sur la route comme il l’a fait, notre vagabond aurait eu le temps de songer à une chanson plus mémorable… La mélodie est effectivement cyclique et l’histoire plutôt anecdotique de l’ittinérant manque de séduire jusqu’à 5m15s, moment où constate que son parcours l’a mené tout droit au studio avec ses nouveaux copains musiciens. Touché, mon Willie… Les amours d’asphalte nous replonge concrètement dans l’esprit des boîtes à chanson urbaines. Le temps d’une rencontre devant un Coke glacé, cette ballade charmante et jazzée emprunte son rythme à celui de la ville et prépare l’auditeur à la conclusion de l’album. Je vous salue Marie dévoile en effet un chansonnier plus intimiste, spirituel même, sans pour autant être prêt à retourner sur les bancs d’églises. Encore une fois, tout est dans l’actualisation des évangiles et de sa prière…
Je vous salue Marie
C’est pas pour se foutre de sa gueule, mais Jésus passera pour un hippie c’est garanti […]
Peace and love Marie, ainsi se termine ma prière en espérant que vous reviendrez.
Ainsi prend fin ce fascinant Un de plus, et j’espère sincèrement que cet article jetera un nouveau regard sur ce singulier chansonnier qu’est Marc Lebel. Je tiens à le remercier chaleureusement pour sa généreuse participation à la réalisation de ce tour de chant. Visitez son blogue: vous y retrouverez tous ses textes, ses chansons scouts et ses haïkus. J’en profite aussi pour saluer l’ami Stéphane qui m’avait initié à ce rarissime album il y a déjà quelques années. Bonne écoute!
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