Depuis les années 70, le Québec s’est imposé comme un des terreaux les plus fertiles pour le rock progressif. À l’image de notre culture, le prog n’hésite pas à confondre les genres et à métisser les influences jazz, rock, pop, psychédélique… name it! Mes invités d’aujourd’hui sont en quelques sortes des précurseurs du genre progressif au Québec, un style qu’on qualifiait allègrement d’underground voire d’anti-rock à l’époque tant il défiait les étiquettes. Leur groupe, William D Fisher, est disparu presqu’au même moment où leur unique album était publié : un document qui demeure injustement méconnu et malheureusement non-réédité depuis plus de 43 ans… C’est donc avec plaisir que j’accueille aujourd’hui deux musiciens de la formation originale : Robert Létourneau (chanteur) & Serge Perreault (claviers) pour leur première entrevue depuis cette glorieuse époque. On discute de la genèse du groupe, de leurs influences musicales, de la fois où leur groupe a ouvert pour Gentle Giant et de leur second album, jamais publié. On est gâté! Bonne écoute et ne vous gênez pas pour laisser un commentaire au bas de cet article – les gars ont hâte de vous lire!
La formation William D. Fisher que l’on retrouve sur l’unique album éponyme de février 1972 est l’aboutissement d’une longue lignée de collaborateurs qui, progressivement, ont enrichi le son et le catalogue original du groupe. Leur genèse remonte approximativement à 1966 alors qu’une première mouture des musiciens qui forment South Gate 24 fait son apparition sur la scène de Québec.
Parallèlement, Serge Perreault apprends par lui-même les rudiments de l’orgue et accompagne dès le milieu des années 60 plusieurs orchestres de danse dans la région de Plessisville. De son côté, Robert Létourneau chante déjà au sein d’un groupe amateur prépubère, Les Phakirs, où l’âge moyen des musiciens oscille entre 12 et 16 ans. Le quintet se rebaptise bientôt Les Mômes et performe localement, croisant au passage une autre formation de Québec, Les Odds. C’étaient nos ennemis jurés, déclare Daniel Auger (guitariste des Odds), ce qui, ironiquement, n’empêche pas de nos jours les deux musiciens de collaborer ensemble épisodiquement sur scène. Les Mômes n’ont pas le luxe de presser un 45 tours pour la postérité, mais passent néanmoins par le studio d’André Perry pour enregistrer une ballade originale ainsi qu’une adaptation de la chanson des Kinks, I’m on an island (retitrée Je suis sur une île). Ce démo ne sera finalement jamais utilisé et semble s’être volatilisé depuis… Si vous avez fait parti des Mômes ou pouvez nous aider à retracer cette bande, contactez-nous.
Toujours à Québec, le groupe South Gate 24 voit le jour en 1966 avec Pierre Kirouak (chant), Marcel Perigny (guitare), Denis Savard (basse, chant) et, l’année suivante, Jean-Pierre Bernard (batterie). Robert Létourneau se souvient de les avoir vu à quelques reprises vers 1968-1969 et avoir été séduit par l’approche hard rock du quartet, non loin du son de sa troisième formation, Control, qui performait aussi localement. Les deux formations sont alors lourdement influencées par des musiciens britanniques: Eric Burdon & the Animals, Cream, The Jimi Hendrix Experience, The Who, Led Zeppelin… Pour quelques précisions supplémentaires à propos des débuts de South Gate 24, je vous invite à consulter cette biographie réalisée par Denis Savard.
Vers 1968-1969, le groupe se rebaptise William D. Fisher en l’honneur d’une de leurs nouvelles compositions : William D. Fisher’s adventures. Cette suite complexe en plusieurs mouvements racontait les tribulations d’un chasseur colonial fictif en safari. Fisher est ainsi chanté et quelques versions dessinées du personnage agrémentent les affiches du groupe, mais il ne sera pas pour autant personnifié sur scène.
Peu de temps après, vers 1970, Serge Perreault quitte Plessisiville pour s’établir à Québec et rejoindre William D. Fisher. Le claviériste autodidacte bonifie le son du groupe avec sa Hammond B2 modifiée (pour émuler le son percussif du modèle B3) et un Hohner Clavinet. Son arrivée coincide avec une pléiade de nouveaux chanteurs qui se succèdent au micro. Si Pierre Kirouac avait occupé ce poste dès 1966, son départ en 1969 permet à Denis Savard de prendre les devants avant que ce dernier ne cède sa place à Pierre Turgeon, Claude Létourneau puis Pierre Parisi. Parisi collabore déjà avec quelques musiciens de Québec. En 1969, il prête sa voix au projet Réjean & Pierre, avec d’ex-membres du groupe Les Odds; on le retrouve ainsi sur leur unique 45 tours Étrange ville (R&B; 1969). Le passage de Parisi au sein de William D. Fisher est de courte durée, mais on renoue bientôt avec le charisme et le style théâtral du chanteur dans une nouvelle formation rock nommée Agatha. Bien que le groupe n’ait pas eu l’occasion d’enregistrer un simple ou un album, leur impact sur la scène locale semble avoir été considérable. Si M. Parisi ou d’autres membres d’Agatha lisent ceci, je les invite à nous contacter.
La réputation grandissante de William D. Fisher a tôt fait d’attirer l’attention de Pierre Gravel. Son Agence PG supervisait autrefois une foule de groupes Yéyé/garage durant les années 60. Au tournant de la décennie 70, Gravel signait maintenant la grande majorité des formations rock underground et des power trios les plus heavy de la province : Ellison, Sex, Agatha, Isaac Biker, Rembrandt, Les Sinners, Dionysos ou Souls of Inspyration pour ne nommer que celles-ci. Invité à assister à une performance du groupe, Gravel est impressionné par ce qu’il entend et propose illico à William D. Fisher de rejoindre son écurie qui envisage déjà des tournées en province et l’enregistrement d’un album. Si cette proposition offre de nombreux avantages, la rigueur professionnelle qu’exige Gravel a bientôt raison de la formation originale. Tour à tour, Claude Lépine, Denis Savard & Jean-Pierre Bernard quittent William D. Fisher. Seuls Serge Perreault (orgues, voix) & Guy Desrochers (guitare, voix) foncent dans cette aventure périlleuse, recrutant au passage de nouveaux membres : Robert Létourneau (chant), René Laurendeau (batterie) et Gilles Laverdière (basse).
C’est cette nouvelle et définitive formation que Gravel présentera à Trans-Canada en vue de l’enregistrement de leur premier album. L’étiquette propose à William D. Fisher de rejoindre son volet international (d’où l’appellation Trans-Canada International) et ainsi de cottoyer de nouveau le groupe Sex, une des autres formations underground signées sur Trans-Canada. On suggère au groupe de travailler avec le producteur René Letarte, ex-bassiste/chanteur/auteur-compositeur des Bel Canto (devenus Les Kanto). À l’implosion de son groupe, Letarte s’était en effet impliqué d’avantage en studios auprès d’une foule d’artistes comme Gilles Valiquette ou Les Séguins pour ne nommer que ceux-ci. L’enregistrement aura lieu dans les premières semaines de 1972 aux studios de l’impressario/producteur Denis S. Pantis sur Côte-des-Neiges à Montréal. Le groupe obtient carte blanche de la part de Trans-Canada et paufine 5 compositions anglophones aussi complexes que mélodieuses au cours de quelques 80 heures d’enregistrement. L’album sera publié en février 1972 pour coincider avec la St-Valentin. Le groupe explique ainsi le choix de la pochette…
Les quelques critiques ressourcées ne tarissent pas d’éloges envers leur performance sur disque. Un article tiré du journal Pop Jeunesse souligne que le groupe offre le meilleur jeu vocal présentement et le qualifie d’impressionnant, fascinant, fantastique… Seule la production de Letarte est attaquée, injustement aux dires des musiciens qui clarifient ce détail en entrevue. Présent lors de quelques sessions en studio avec le groupe, Gilles Valiquette propose, sans succès, d’ajouter quelques lignes de guitare ça et là et même d’envisager des arrangements plus étoffés, près du son orchestral des Beatles que les musiciens adulent. William D. Fisher opte plutôt pour une production dépouillée, uniquement centrée sur le jeu de ses musiciens et qui peut être facilement transposée sur scène. Comme ce fut le cas avec plusieurs autres prospects du rock underground à l’époque, la distribution et la diffusion du disque sera quelque peu limitée et transformera rapidement cet album éponyme en une pièce de collection. « On visitait nous-mêmes les disquaires pour leur proposer l’album, t’imagines? Je me souviens par contre que CKRL diffusait à Québec les pièces de l’album, dont William D. Fisher’s Adventures au grand complet! » ajoute Létourneau.
Ça brassait d’avantage sur scène et c’est par ses performances que William D. Fisher comblera les foules de jeunes freaks! 1972 et 1973 seront marqués par de nombreux spectacles ou des compétitions de groupes underground imaginées par l’Agence PG. Le tout culminera avec la tournée Super Swing 73 aux côtés des groupes Agatha et Sex (aussi connu sous le sobriquet Le Sex de Montréal ).
Comme le groupe ne compose et n’interprète ses chansons qu’en anglais, Pierre Gravel a alors l’idée de relocaliser le groupe à Toronto afin de gagner de nouveaux fans. Cette suggestion ne rejoint aucunement les musiciens qui, depuis peu, doutent même de la pertinence de poursuivre leur carrière musicale… Gravel insiste toutefois pour que le groupe enregistre ses plus récentes compositions, des titres déjà amplement rodés sur scène, en vue d’un éventuel second album. Plutôt que d’investir de nouveau un studio professionnel, le groupe opte plutôt pour enregistrer 7 nouvelles compositions dans leur local de pratique sur une période de quelques jours. La prise de son serait directe et live, plus fidèle au son du groupe sur scène, et se ferait sur une TEAC 4-pistes. À la demande de leur impresario qui désirait profiter de l’engouement provoqué par Octobre, Beau Dommage et Harmonium , une chanson en français est même imaginée avant d’être rapidement écartée. « C’était pathétique de tenter de traduire nos chansons. Il aurait fallu en composer de nouvelles. » précise Létourneau. Le résultat est ambitieux, plus complexe et progressif que sur leur premier album, plus près du jeu de leurs influences britanniques, plus cru et percutant… Les harmonies sont toujours au rendez-vous, mais avec une bonne dose de mordant!
Le second album du groupe ne se matérialiserait malheureusement pas et la formation opte pour se séparer peu après… Oubliées, les bandes demeurent ainsi cachées dans une boîte pendant quelques décennies avant d’être redécouvertes récemment par les membres du groupe et diffusées pour la toute première fois en public au cours de la seconde partie de notre entrevue. Amenez-en des primeurs!
Je tiens à remercier chaudement Robert Létourneau et Serge Perreault pour leur générosité et leur ouverture d’esprit ainsi que Jean Vallières qui m’a présenté à ses amis et numérisé les bandes de 1973. Cette récente découverte pourrait bien éventuellement mener à une réédition officielle du catalogue de William D. Fisher. Une histoire à suivre…
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